Marie Dupont - bobine 9 - Terre

2019 Produit par : CICLIC Pôle Patrimoine Réalisé par : CICLIC Pôle Patrimoine En ligne le 15 Apr 2024
Centre-Val de Loire

"Marie Dupont" est une série de 12 courts-métrages créée par Ciclic-Centre Val de Loire. Chaque dernier lundi du mois, sur son profil Facebook, Marie Dupont donne rendez-vous aux internautes pour suivre un épisode de sa vie, à travers les images d'archive de Ciclic et un texte qui l'accompagne.

"La toucher, la flairer, la fouler, la veiller, voilà comment il vivait sa terre, pépère. La coter, la mesurer, la contrôler, la surveiller, il a fallu s'y faire. Humble paysan, avait-il le choix.

Quand il se disputait avec papa, on faisait semblant de ne rien entendre. Mémé nous attrapait le menton pour nous coller un bisou sur la joue : « C'est rien va, ça va bentout s'apponter ». Elle disait toujours ça, mémé. Mais rien ne nous forçait à la croire. Ses yeux mouillés et les mots échappés des portes auguraient les soucis.

Il était question de dettes, de vente, de saisie. Mon frère Paul disait « Pépère a plus de sous, on va être obligés de partir. Moi je m'en fiche, je resterai. ». Tout adolescent qu'il était, sa détermination à aider son pépère René nourrissait sa colère vis-à-vis de papa qui avait osé, un jour, dire qu'il aimerait mieux avoir son entreprise de battage plutôt que trimer chaque jour pour 60 francs l'hectolitre de blé. C'était en 1934. L'effondrement des cours faisait tomber les bras de mon père et creuser les rides de René.

Je ne comprenais pas tout, mais je me souviens des va et vient de la bétaillère qui a emmené nos dernières vaches. « Je t'assure que c'est un bon prix », avait dit papa en posant sa main sur l'épaule de René. « Un bon prix ? Et ça ! c'est un bon prix ? » Il a brandi un papier et l'a jeté sur la table. Il était rouge et s'étranglait à chaque mot. « C'est ma terre ! Je sais ce qu'elle vaut moi ! Je ne veux pas la trahir ! Eux ne savent rien ! ». Eux, c'étaient les hommes bien habillés qui étaient venus déjà deux fois et qui empêchaient pépère de dormir. « Tu n'es pas obligé d'aller jusque là. Mais il faut stocker, il faut agrandir. Tu dois couper le petit bois papa, écoute-moi. Il faut essayer ». Pépère s'est levé : « Je ne toucherai pas au taillis du Menou ! ».

Il a regardé longtemps par la fenêtre. Paul réparait la charrue en remplaçant l'age en bois fissuré par un age métallique. « Fais-le, toi. »

Deux ans plus tard, l'espoir regagnait la terre. Paul tentait de convaincre son père : « Ça y est ! ils vont créer l'Office du blé ! Le Front Populaire : ils vont fixer les prix ! » Pépère restait sceptique mais l'enthousiasme de Paul lui redonnait courage. Pourtant, papa avait pris sa décision depuis longtemps : son avenir serait dans les tracteurs français. Il n'avait plus que ça en tête. Travailler à la Société de Vierzon. Il pouvait désormais partir le coeur tranquille. Celui de maman était bien gros, quand elle a dit au-revoir à son fils, son grand garçon devenu homme. Si j'ai filmé les adieux ce jour-là, c'était pour cacher ma peine derrière la caméra.

Après la guerre, pendant plusieurs années, papa a continué d'aider aux moissons chaque été et en profitait pour inciter Paul à toujours plus se moderniser. Il était au fait de toutes les innovations et toutes les nouvelles prescriptions. Lois, stockage, investissement, rapidité... Quotas, dosages, remembrement, productivité... Pépère n'écoutait plus ces échos. À 80 ans, il riait d'avoir battu le record de longévité sur cette terre harassante. À l'aube d'une ère nouvelle, il s'est éteint. Pourtant, les moteurs tournent encore.

La faire craquer, la faire gronder, la faire suffoquer : jamais il n'aurait imaginer tel enfer pour sa terre.

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Sortant de l'usine, au n°15 de la rue de la Société Française à Vierzon, les tracteurs vont descendre la rue Adolphe Haché.

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