Philippe Bodin, l'art de la parcheminerie

Conservé par le Centre de la Mémoire de la ville d'Issoudun et par Ciclic, le fonds Joseph Foret recèle de nombreux trésors en partie dévoilés lors de précédentes publications.

Intéressons-nous aujourd'hui à ce qui le lie de très près au patrimoine artisanal et industriel de la région Centre-Val de Loire : les parchemineries et mégisseries du Berry. Rencontre passionnante avec Philippe Bodin, principal acteur des images inédites tournées par Joseph Foret en 1961 à Levroux.

La valorisation d'un savoir-faire ancestral

Dans la famille Bodin, on travaille la peau depuis 300 ans. De mégissiers en parcheminiers, en passant par les tanneurs, six générations séparent monsieur Bodin de son aïeul homonyme, Philippe Bodin, mégissier-parcheminier à Levroux mort en 1757. Forts de cet héritage transmis à travers les siècles, les établissements Bodin-Joyeux - fondés par Jules Bodin et Céline Joyeux en 1860 - développent des techniques et des produits de qualité si incomparable qu’ils sont choisis, en 1959, par un éditeur d'art parisien à la recherche des plus beaux parchemins du monde

L'éditeur passionné et audacieux Joseph Foret avait pour ambition de mettre en valeur, dans un livre-monument unique, tous les savoirs-faire prestigieux en matière d'édition, menacés de disparition par l’industrialisation et les nouvelles technologies. Il souhaitait non seulement que les plus grands artistes et écrivains participent à ce projet fou, mais il se donnait également pour mission la sauvegarde d'un patrimoine artisanal et artistique d'exception en faisant appel aux plus grands artisans.

C'est ainsi que Salvador Dali, Bernard Buffet, Jean Giono, Leonor Fini, Daniel-Rops ou encore Georges Mathieu (pour ne citer qu'eux) répondirent favorablement à l'appel pour écrire et illustrer L'Apocalypse de Saint-Jean, entièrement sur parchemin. « Chaque maître-parcheminier a son tour de main qui est comme la signature de la maison. La parcheminerie Bodin-Joyeux est la suivante et le sommet actuel d'une prestigieuse tradition », s'émerveillait Joseph Foret dans le catalogue d’exposition du livre-monument en 1961. « Il y a une géographie des peaux que le parcheminier connait par coeur, comme le dégustateur des crus. »

Les écrivains eux aussi se sont confrontés à cette matière prestigieuse sur laquelle ils n'avaient sans doute jamais eu l'occasion de faire glisser leur plume. Devant la caméra de Joseph Foret, Jean Rostand, accompagné du peintre Pierre-Yves Trémois, pose les mots de « Disparition de l'Homme », texte inédit spécialement écrit pour cette édition. Philippe Bodin se souvient : « J'ai été surpris que des auteurs comme Cocteau ou Rostand écrivent sur les parchemins, ce qui ne doit pas être très facile quand on n'a pas l'habitude. Ils ont du faire des ratés. On a fourni beaucoup plus de parchemins qu'ils n’en ont employés. Il fallait faire des essais » (1).

Le goût de l'innovation en héritage

Dès le Moyen-Age, la Champagne Berrichonne réunissait tous les éléments nécessaires à cet artisanat : l’élevage caprin, la pierre à chaux, le bois et l’eau (le « travail de rivière » se faisait dans le Céphons). Une cinquantaine de mégisseries et parchemineries étaient actives avant la Première Guerre Mondiale à Levroux, aujourd’hui qualifiée de « Cité du Cuir et du Parchemin ». Chaque année en octobre, la Fête du Cuir est célébrée à Levroux, organisée par le Musée du Cuir et du Parchemin, dont Philippe Bodin est un membre actif.

En 1954, tout juste diplômé de l’Ecole Française de Tannerie de Lyon, le jeune homme de 23 ans intègre la société à la suite de son père Roger. Tout comme lui, il est passionné par le parchemin, bien que la tannerie soit déjà la plus importante activité de l’établissement (aujourd’hui encore, sur 1500 peaux traitées quotidiennement dans les ateliers Bodin-Joyeux, une vingtaine est consacrée à la parcheminerie). A l’époque, le parchemin occupe tout de même trois ouvriers à plein temps. Il est utilisé pour les reliures, les instruments à percussions, l’ameublement, les diplômes, et surtout en orthopédie et dans la confection d'étiquettes (activité qui employait énormément de monde à Levroux jusqu’à l’arrivée du carton).

Si l’établissement a su se développer à travers les siècles, c’est aussi grâce aux constantes innovations. Roger Bodin a par exemple inventé un procédé de marbrage des feuilles de parchemin, dont le rendu était si beau qu’il a tapissé un salon du « Normandie », paquebot mythique et symbole du raffinement à la française dans les années 30. Il a aussi, avec l’aide de son fils encore étudiant, travaillé à l’élaboration d’un matériau très souple qu’il souhaitait proposer à l’impression des livrets militaires (grâce à sa propriété indestructible). Malheureusement Roger Bodin est décédé trop tôt, et c’est Philippe qui, plus tard, a trouvé dans le projet de Joseph Foret, une bonne raison de poursuivre les recherches et d’aboutir au résultat espéré par son père.

L'Apocalypse de Saint-Jean : un véritable challenge

Pour l’Apocalypse, ce qui a motivé Philippe Bodin, ce n’est pas tant la quantité de parchemins à produire, ni même la gloire de servir un Dali ou un Cocteau, c’est avant tout le défi qu’a représenté cette commande d’une exigence exceptionnelle. Philippe Bodin se souvient avec amusement de sa première rencontre avec Joseph Foret en 1959, tant elle avait suscité l’étonnement, puis l’inquiétude et l’enthousiasme chez le jeune homme et ses collaborateurs : « Lorsque Foret me demande ce qui est possible au sujet du format, je lui réponds, au maximum, 60 x 50 cm, pour des parchemins sans aucun défaut ». L’ambitieux éditeur répond : « très bien, je veux des peaux de 75 x 65 cm ! ». Sachant que ce sont les moutons qui donnent les plus grandes peaux, mais les agneaux qui produisent des parchemins fins et sans défauts, le challenge était de taille et reste bien gravé dans la mémoire de monsieur Bodin, qui poursuit : « Les peaux étaient donc triées à mi-stade, afin d’envoyer les plus grandes au parcheminage, et les autres au tannage. En 2 ans, il a fallu examiner 300 000 peaux pour fournir 200 parchemins. » (1)

A cette contrainte s’est ajouté le problème de la déformation des peaux. Après le trempage dans des bains de chaux, elles sont rincées et tendues dans des cercles en bois de châtaignier : ce bois souple va se déformer sous la tension de la peau qui sèche. Tous les soirs, les cercles sont « blanchis sur pré », procédé de blanchiment connu également dans le textile. Au petit matin, humides, les peaux sont de nouveaux tendues. Enfin, elles sont triées et débordées. Mais le parchemin, matière vivante, doit rester stable pour l’artiste qui a besoin d’une surface bien lisse, droite et uniforme afin de l’utiliser comme une toile. Philippe Bodin devait trouver un traitement qui empêche le parchemin de gondoler et a inventé un procédé spécial de stabilisation, puis fixé le parchemin sur des plaques de bois avec de nombreux « picots » sur toutes les bordures afin d’éviter le gondolement.

Joseph Foret avec sa caméra 16mm Beaulieu, devant ses parchemins
(Tous droits réservés-Ville d'Issoudun)

Ce procédé a été utilisé plus tard pour d’autres commandes, notamment celle du peintre Frédéric Delanglade qui préparait, en collaboration avec Joseph Foret, son exposition « A Lys », à la galerie Furstenberg le 13 mars 1964. Philippe Bodin s’est souvenu de cette commande lorsqu’il a visionné les images de l’inauguration conservées par Ciclic. En toute modestie, sans s’intéresser outre-mesure aux mondanités d’un tel vernissage, il observe encore, à 86 ans, de quelle manière l'artiste a employé le parchemin : « Il a écrit sur le côté chair, voyez, l’effet lisse et satiné. Pour l’Apocalypse, la calligraphe Micheline Nicolas a écrit sur le côté fleur

Une seule préoccupation : la qualité

Quant aux images du film l’Apocalypse, réalisé par Joseph Foret lui-même, avec sa caméra 16mm, Philippe Bodin ne les avait pas revues depuis l’inauguration de la première exposition, au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, en mars 1961. En écoutant le commentaire du film, écrit et dit par le journaliste Paul Chaland, il a le souci de vérifier si le processus de fabrication est convenablement décrit. Fort heureusement, aucune erreur dans le texte malgré l’effet littéraire et spectaculaire recherché par son auteur ! Il est amusé de se voir sur ce grand écran, presque 60 ans plus tard, et ne retient aucune gloire d’avoir participé à ce livre présenté à l’époque comme le plus grand, le plus lourd et le plus cher au monde. Sa satisfaction, c’est d’avoir réussi à répondre à un client qui lui demandait l’impossible. Son plaisir, c’est de sans cesse trouver des solutions pour atteindre la perfection. A en admirer le savoir-faire des différents artisans spécialistes qui oeuvrent à chaque étape de la fabrication du parchemin, on comprend que ce dernier est une œuvre d'art à part entière. Le prélavage, le trempage, l'enchaussenage, l'écharnage, le déchaulage, le séchage, le débordage ! Autant de processus que d'ouvriers hautement qualifiés pour un travail d'excellence.

Si Philippe Bodin aime tant le parchemin, c’est qu’il n’est pas tanné, c’est qu’il n’a subi aucun traitement superflu de conservation ou d’embellissement, et qu’il reste pourtant imputrescible et vivant. C’est que l’on doit en tirer le meilleur sans lui ajouter quelque produit, juste en lui ôtant les poils et les chairs, pour aller chercher l’essentiel et le rendre transparent à la lumière. C’est sans doute cette perfection et cette modestie-là qui font la grâce des plus grands artisans.

 

(1) propos recueillis par Annelise Pradal, Centre de la Mémoire, Issoudun.

Aujourd'hui, trois mégisseries en France travaillent pour l'industrie du luxe. Bodin-Joyeux emploie une centaine de personnes et gère toutes les étapes, de la peau brute au produit fini. Elle a été rachetée en 2013 par Chanel qui voulait assurer ses approvisionnements de matériaux d’exception, et sauvegarder les savoirs-faire.

Le fonds Joseph Foret se compose des mémoires écrites à la fin de sa vie, dossiers et documents manuscrits ou tapuscrits, illustrés de nombreuses photographies, coupures de presse, documents divers, correspondance, films. Ces archives ont été conservées par Michèle Broutta, collaboratrice de Joseph Foret de 1957 à 1965, puis données à la ville d'Issoudun en 2013.



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