Culture du chanvre, les Rouissons d'Bréhémont

Si l’Indre ne s’est pas décidée à rejoindre la Loire sur le territoire de Bréhémont, mais plutôt à quelques kilomètres plus bas, elle en a bien laissé quelques hésitations en baignant le village de ses maigres bras. En se mêlant à ceux du Cher (qui lui se jette dans le fleuve quelques kilomètres plus haut), ils créent les "rouissons", petits cours d’eau parfaits pour "rouir" le chanvre.

C’est ainsi que les anciens causaient, à Bréhémont, depuis que le chanvre faisait vivre ses habitants, peut-être depuis toujours. C’est ainsi que se nomme l’association de Serge Brosseau, conservateur bénévole du patrimoine ligérien.

1. La découverte d'un patrimoine local

« Les Rouissons d’Bréhémont » est née de l'envie de transmettre un héritage, découvert dans les murs du village, dans la typique « Maison à Marie », avec son four à chanvre et son "balet" (petit hangar où l’on broyait le chanvre), comme la petite centaine de fourneaux subsistant sur le territoire. Chaque cultivateur possédait son four à chanvre. La plupart des Bréhémontais (ou « Brémoniers ») vivait de cette culture difficile mais fructueuse, qui rythmait intégralement la vie des familles. Un recensement de 1853 montre que Bréhémont comptait un chanvrier pour 3 habitants et que la moitié des terres y étaient consacrée.

Serge Brosseau en 2014.

Crédit :
François Côme
pour
Maisons Paysannes de Touraine

De découvertes architecturales en rencontres déterminantes, notamment avec l’architecte Michel Mouy (1) et l’historien Bernard Toulier (2), Serge Brosseau se passionne pour la culture du chanvre en allant tout simplement à la rencontre des derniers chanvriers du village, alors qu’il n’a que 24 ans. Il est à ce moment-là tisseur en soie de profession. Il fréquente les vieux cultivateurs de chanvre textile, ceux qui connaissent le travail manuel de la transformation de la plante en filasse, selon un savoir-faire en pleine disparition, comme Léandre qui réalise un émouchet entre ses dents ou comme Georges Gourré qui réalise un lien (ce n'est pas tout à fait encore un travail de cordage), en s'exclamant « Oh vous savez ! Quand j'serai parti bah les enfants f'ront c'qu'y voudront ». Qu'à celà ne tienne, Serge Brosseau et les Rouissons d'Bréhémont arrivent.

Serge Brosseau acquiert sa première braie à chanvre (broyeur) en 1969, et ensemence sa première parcelle quelques années plus tard, tout en suivant une formation à Ethno-Centre. C’est aussi dans ces années-là qu’il achète une caméra pour immortaliser les premières années de ses enfants. Après les films de famille, il tourne en 1988 ses premières images de culture du chanvre avec des anciens cultivateurs désireux de revivre les gestes du passé et de les immortaliser sur pellicule. Cette année voit aussi l'édition de son ouvrage co-écrit par Jocelyne Pécault « Le chanvre en l'Isle de Bréhémont » (éditions des Amoureux du Vieux Langeais).

C’est là que naît l’association : « À partir de là, les archives, les albums photo, les greniers se sont ouverts. Les anciens chanvriers se sont investis totalement. Pour eux, c’était la reconnaissance de leur travail, d’une grande partie de leur vie. »

2. La sauvegarde des savoir-faire par la vidéo

 La collecte d'outils et de machines, de documents et de photos liés à la culture du chanvre est bien engagée. Moteurs, érussoirs, braies, peignes à carder... Mais la conservation du patrimoine matériel de Bréhémont ne permet pas la sauvegarde des savoir-faire, qui s'amenuisent à mesure que les vieux chanvriers s'éteignent.

Dans les années 90, Serge Brosseau troque sa caméra Super 8 contre un caméscope HI8 et entreprend l'enregistrement des gestes effectués à chaque étape par les cultivateurs eux-même. Chaque année pour le public, étaient mis en scène le broyage ou le battage, pendant des fêtes locales. Mais la récolte du chanvre à la main, le rouissage à la rivière, le séchage sur pré, le broyage avec manège à cheval, toutes les étapes de la culture du chanvre selon les méthodes du XXème siècle sont reconstituées une à une et uniquement pour la caméra, avec des explications des chanvriers qui nous livrent leurs secrets et échangent leurs différents souvenirs.

« Mais, dit Serge Brosseau, rien n’aurait été possible sans les rapports humains. (…) Voir ces anciens et anciennes heureux à bêcher, labourer, semer, arracher, lier, rouir, sécher le chanvre dans les prés puis au fourneau, broyer, discuter, comme si c’était encore l’essentiel de leur vie, c’est une chance importante ». A la manière d'un anthropologue visuel, Serge Brosseau constitue ainsi des archives inédites pour qui veut comprendre les gestes et les inventions, l'histoire de l'architecture locale, l'évolution du métier, la dureté du travail, l'attachement à la terre.

3. Le manuel du parfait petit chanvrier

Ou la culture du chanvre filmée étape par étape...  

Les semailles

Avant que le tracteur n'arrive dans toutes les fermes, le travail se fait à pied et à cheval. La charrue creuse les lignes de semences, et le semeur, marcheur, jette les graines avec régularité, puis le cheval passe la planche et la herse, comme on peut le voir dans les deux premiers extraits. Puis Serge Brosseau filme la préparation de la terre au tracteur, avec un cultivateur à plusieurs dents, permettant de tracer plusieurs lignes de semence.

La récolte

Dans le film « Apparition du chènevis », le paysan examine ses feuilles et surtout le chènevis (les graines) qui commence à apparaître, afin de constater son état de maturité. Les tiges de chanvre sont arrachées à la main et on confectionne des "poignées" en les liant avec une tige. L'un des chanvriers se souvient: « Quand on avait lié 100 poignées... à l'heure ! Eh ben fallait pas s'amuser ! » Plus tard, la récolte s'effectue à l'aide d'une faucheuse à deux sièges tractée par un cheval : les tiges coupées sont en même temps rabattues à l'aide d'une grand bâton à javeler pour former des poignées (ou "javelles").

L'érussage et le battage

On pouvait battre le chanvre une première fois dans le champ, sur une bâche ou un drap, en tapant sur les feuilles avec un simple bâton, afin de faire sortir le chènevis, comme on le voit dans l'extrait « Battage à la main ». A la ferme, la méthode manuelle consiste à passer les gerbes dans un érussoir, pour enlever les graines et les feuilles. Récoltés sur un drap, les feuilles et graines sont frappées avec un fléau (appelé "flo", une branche d'ormeau bricolée avec des brins d'osier en forme de raquette) pour bien séparer le chènevis, qui est ensuite passé au tarare à manivelle pour ôter les résidus et poussières. La méthode mécanique : le battage s'effectue à l'aide d'une machine qui sépare les graines des feuilles, le lisseur (qui sert aussi, en dernière étape, à lisser les fibres de chanvre extraites de la tige). Dans le film, le lisseur est actionné par moteur électrique. Le chènevis ainsi obtenu est passé au tarare.

Le rouissage

Dans l'eau courante (en rivière ou dans la Loire), ou dans l'eau stagnante comme dans les "routoirs", (bassins alimentés par la rivière et les « rouissons »), on faisait "rouir" le chanvre afin de le faire pratiquement pourrir. Les poignées de chanvre étaient mises à l'eau sous forme de radeau ou de roue, et immergées plusieurs jours en les couvrant de pierres, pour forcer le détachement de la fibre. Dans le Maine ou en Anjou, la technique la plus courante est la confection d'une "barge", en attachant les poignées de chanvre les unes à côté des autres, en ligne, comme un radeau, comme dans le film « Fête du chanvre à Montjean-sur-Loire ». A Bréhémont, à partir de 1850, les chanvriers rouissaient le chanvre dans les routoirs alimentés par le Vieux Cher, où l'on pouvait maitriser le débit d'eau et obtenir une meilleure qualité de filasse. Dans l'extrait « Culture du chanvre : le rouissage », les chanvriers s'attachent à nous montrer une technique rare et ingénieuse, tout à fait propre à leur territoire, qui consiste en la confection d'un baillage en forme de roue.

Le séchage sur pré et au four

Lorsque le chanvre a roui plusieurs jours, on l'étale à l'air libre sur un pré, pour le faire sécher et blanchir (grâce au soleil et à la rosée). Puis de nouveau, on le conditionne en poignées ou « bourdeaux ». Le chanvre est séché une ultime fois dans un four spécialement conçu, pendant une nuit. Il est enfin prêt à être broyer.
Poupées de filasse.

Le broyage ou "brayage"

Accolés aux fours à chanvre se trouvaient des "balets", petits hangars qui abritaient le broyeur (ou "braie" comme on le dit en Touraine) et le lisseur, et où l'on effectuait le broyage (ou "brayage"), et le lissage, les deux machines actionnées conjointement par un moteur. Avant les moteurs, on brayait par la force animale avec le manège à cheval. Ainsi, la tige rigide était cassée et la fibre qui l'entoure pouvait être extraite après plusieurs passages au lisseur. On conditionnait alors la filasse en "balles", "torchons" ou "poupées". 

4. Le chanvre d'antan à demain

Tout comme le chanvre de Maine-et-Loire et d'Anjou où ses cultures abondaient, le chanvre de Bréhémont était surtout cultivé pour sa fibre et a connu un plein essor aux XVIIIè et début du XIXè siècle, grâce aux besoins de la marine en voiles et cordage. Il partait sur la Loire vers Nantes, Angers, Rochefort, Beaufort-en-Vallée. La chènevotte, c'est-à-dire la tige de chanvre rigide dénuée de sa fibre, était utilisée pour l'isolement des constructions et le chauffage des habitations. La graine appelée le chènevis, servait bien sûr pour la semence du prochain printemps, mais aussi pour faire de l'huile et nourrir les volailles.

Vers la fin du XIXè, avec l'apparition des bateaux à vapeur, la production du chanvre se tourne principalement vers le textile. Mais la concurrence internationale des autres textiles puis des fibres artificielles est rude et la production de chanvre commence à décliner dans tout le Val de Loire pendant le XXème siècle. De plus, la mécanisation de l'entre-deux-guerre puis l'arrivée de l'électricité dans les fermes dans les années 50 continue d'augmenter le rendement mais accentue la diminution du nombre de petits paysans.

Aujourd'hui, la culture du chanvre connaît un regain d'intérêt. La production de semences s'exporte à 50%, et la fibre est demandée pour fabriquer du papier de qualité, la chènevotte pour le bâtiment et l'alimentation animale. Même si la « grande culture » ultra-mécanisée d'aujourd'hui ne ressemble en rien à la production des petits chanvriers du Val de Loire, nous pouvons retrouver les méthodes et la mémoire de ce patrimoine ligérien dans les différents musées et festivals qui se sont multipliés sur l'ensemble du territoire ligérien, et bien sûr, grâce aux films de Serge Brosseau sur notre site mémoire.ciclic.fr.

Nous le remercions chaleureusement pour avoir confié ses films à Ciclic et pour sa participation à l'écriture de cet article.

 

(1) Michel Mouy est architecte, formateur à "Maisons paysannes de Touraine".

(2) Bernard Toulier est conservateur général du patrimoine pour le ministère de la culture. A partir de 1972, il a été chercheur au service de l'Inventaire général de la Région Centre.

La fin des Rouissons d'Bréhémont. L'association vient de cesser son activité. Les démonstrations devenaient de moins en moins réalistes car le savoir-faire des anciens s'est perdu. De plus, elles étaient très lourdes en terme de montage du matériel (le manège, les machines, les moteurs…) et en terme de dangerosité. Toute la documentation collectée par l’association a été confiée au COMPA à Chartres, ainsi que du petit matériel. Le gros matériel a été confié à plusieurs musées. Serge Brosseau a gardé à Bréhémont quelques objets et documents essentiels. Il travaille maintenant avec l'association Maisons paysannes de Touraine, qui œuvre pour la protection du patrimoine et environnemental de la région.

Bien que les bénévoles des associations soient les premiers à se préoccuper de la sauvegarde de leur culture, les pouvoirs publics se sont peu à peu engagés dans cet effort. Bernard Toulier est chargé par le ministère de la culture en 1972, de l'inventaire architectural en Région Centre et rédige en 1976 ses « Notes sur la culture du chanvre en l'île de Bréhémont » (in. Bulletin de la Société archéologique de Touraine). Il avait notamment réalisé l'inventaire du patrimoine du canton d'Azay-le-Rideau. Citons également la création en 1992 du Conservatoire régional des rives de la Loire et ses affluents (CORELA) et en 1994, le "Plan Loire Grandeur Nature". Le Val de Loire est inscrit au Patrimoine Mondial de l'UNESCO le 30 novembre 2000. Bréhémont faisant partie du patrimoine retenu, il possède le girouet de cette inscription, en référence aux girouets des bateaux de la Loire. La partie centrale représente une feuille de chanvre.

Ajouter un commentaire