Marie Dupont - bobine 2 - Paysages

25/02/2019 Produit par : CICLIC Pôle Patrimoine Réalisé par : CICLIC Pôle Patrimoine En ligne le 11 Dec 2023
Eure-et-Loir (28)

"Marie Dupont" est une série de 12 courts-métrages créée par Ciclic-Centre Val de Loire. Chaque dernier lundi du mois, sur son profil Facebook, Marie Dupont donne rendez-vous aux internautes pour suivre un épisode de sa vie, à travers les images d'archive de Ciclic et un texte qui l'accompagne.

"Les paysages de mon enfance sont des parfums, des couleurs et des visages. C'est l'odeur de la poussière de paille et de terre séchée pénétrant nos chemises et nos robes de coton dans lesquelles on s'ébattait des journées entières. C'étaient les moissons. Nos peaux sentaient les chaumes, et nos mains s'abîmaient de joie.

Les champs et le ciel formaient un duo de couleurs instable et changeant, qui servait aux enfants à apprendre les saisons. Les moissons étaient pour nous la plus belle de l'année. Nous attendions de voir les murs de paille s'élever et donner à ce plat pays la hauteur qu'on ne lui soupçonnait pas pendant l'hiver. Qu'est-ce qu'on aimait croire le cousin Marcel qui criait, du haut de sa meule de foin : « On voit Notre-Dame ! ». La cathédrale de Chartres était pourtant à des dizaines de kilomètres de là !

Ce paysage de Beauce n'était pas plat, non. Ni jaune, ni rude, comme on l'a entendu, une fois, dans la bouche d'un citadin qui n'avait fait que le traverser. Pour nous, le plat oscillait dans le vent, le jaune courait du vert à l'or et de l'or à l'ocre, et nous ne connaissions pas le mot "rude" car ni nos parents, ni l'instituteur, ne nous l'avaient enseigné. Mon frère aul avait demandé : « Pépère, c'est quoi "rude" ? ». Mon grand-père avait froncé ses gros sourcils hirsutes et farceurs pour réfléchir un instant, puis il a dit, convaincu : « C'est le caillou coincé dans l'oeil des gens de la ville, qui les empêche de bien voir ». Du haut de mes quatre ou cinq ans, je me disais qu'un caillou dans l'oeil, ça devait faire mal. Mais je suis la cadette de cette fratrie de 4 enfants, et les autres avaient dû m'expliquer que Pépère René aimait beaucoup, beaucoup son pays.

Je le revois, avec ses joues rosées du vin mérité, la peau marquée des sillons de sa terre, se lever devant ses ouvriers impatients et complices. Il prenait un air solennel : « Voyez-vous, dans la vie, il y a des bâtisseurs, il y a des penseurs, et nous, nous sommes des nourrisseurs ! » Et toute la famille éclatait de rire.

Ma soeur avait six ans de plus que moi. Elle avait la malice de tous les enfants, que je ne pouvais percevoir du fait de mon jeune âge, mais que je vois aujourd'hui à travers les images projetées dans ma tête, qui défilent et défient le temps. Ces souvenirs que l'on dit parfois déformés ou romancés par les défauts de la mémoire, sont d'une grande précision et dénués de tout artifice concernant ma soeur. Je voyais cette malice comme étant une extraordinaire intelligence, comme un pouvoir, celui des héros, celui des invincibles.

Elle a accouru si vite quand le cheval s'est emballé. Il courait, s'ébrouait, ruait, et moi j'étais au milieu de lui. J'étais si petite. Minuscule. Il était immense. J'étais recroquevillée. Il tourbillonnait. Il faisait gronder le sol. Je me suis écroulée sous ses vibrations. Ma soeur a couru, a foncé, s'est faufilée. Elle m'a attrapée. Elle m'a emmenée. Elle était invincible. Nous avons pleuré. Puis elle a éclaté de rire. Elle m'a serrée fort. Je sens sa voix et j'entends son odeur, éternelles."

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